Après s’être concentré sur les films se déroulant dans l’espace (« Space Metal », 2002) et les dystopies bien terrestres (« Victims of the Modern Age », 2010), Arjen Lucassen consacre le troisième album de son projet STAR ONE aux films sur le temps. De quoi donner envie de se lancer dans un marathon à coups de Retour vers le Futur, Terminator ou encore Interstellar, films qui ont justement inspiré certains titres de ce « Revel in Time » !
Ainsi, on y retrouve l’aspect accrocheur qui caractérisait les albums précédents. Différence majeure, cependant : Floor Jansen (NIGHTWISH), Damian Wilson, Dan Swanö et Russell Allen (SYMPHONY X), quoique bien présents, ne sont plus les seuls excellents interprètes du projet. En effet, le compositeur néerlandais et papa d’AYREON décide de sortir deux CD comprenant chacun les mêmes onze chansons, mais chantées par un ou une artiste différent(e) selon qu’il s’agisse du CD 1 ou du CD 2, compilant ainsi la participation de 19 chanteurs au total ! Oui, Mr. L ne fait jamais dans le simple ou l’attendu.
C’est avec un plaisir non dissimulé – et partagé, semblerait-il, que nous avons repris contact avec Arjen à un mois de la parution de cette nouvelle œuvre (le 18 février).
Comment en es-tu venu à sortir ces deux CD contenant la même tracklist ?
Arjen – La situation actuelle ne me permettait pas d’inviter les musicien(ne)s dans mon studio pour les guider pendant l’enregistrement. Je suis un obsédé du contrôle. J’ai toujours peur que le résultat ne soit pas à la hauteur de mes attentes quand on procède à distance, par échange de mails.
J’avais donc besoin de deux interprètes capables d’enregistrer les titres et guider au mieux les chanteurs et chanteuses visé(e)s, au point que ces derniers aient d’autant plus envie de se dépasser ! (Rires). C’est pourquoi j’ai engagé les meilleurs : John Jaycee Cuijpers, qui a remplacé Russell Allen haut la main pour les concerts d’AYREON en 2017, et Marcela Bovio (NDLR : chanteuse de MAYAN et DARK HORSE WHITE HORSE), qui peut littéralement tout faire ! En plus, j’ai pu les accueillir sur place car ils vivent aussi aux Pays-Bas.
Le résultat était tellement bon sur certains morceaux que je me sentais presque mal à l’idée d’y mettre quelqu’un d’autre… Ça aurait été dommage que personne n’ait la chance de les écouter, j’ai donc décidé de sortir une version alternative de l’album initial. En plus de Marcela et Jaycee, j’ai également fait appel à des amis à moi qui sont fans de ma musique, comme Alessandro Del Vecchio, Mike Andersson ou Will Shaw…
J’imagine que dans le cas de Tony Martin (NDLR : ex-chanteur de BLACK SABBATH), tu ne lui as pas demandé d’enregistrer ses parties à l’attention de Roy Khan (NDLR : chanteur de CONCEPTION, ex-chanteur de KAMELOT) sur Lost Children of the Universe…
Bonne question : c’est aussi Jaycee qui s’est chargé d’enregistrer les parties de Roy Khan. Comme ce dernier a mis du temps à me répondre, et par peur de ne pas recevoir son chant à temps, j’ai préféré assurer mes arrières et contacter un autre chanteur sur ma liste. C’est comme ça que j’ai eu Tony Martin en plus de Roy. Un vrai luxe !
J’ai eu du mal à savoir qui j’allais mettre sur le CD 1, j’ai même songé à faire un mix des deux… Au final, c’est Roy qui apparait sur le CD 1, et Tony sur le 2, mais tu sais quoi ? Je ne trouve pas qu’un CD soit meilleur que l’autre. Je suis un tel perfectionniste que je ne me serais jamais permis de sortir des versions que je ne trouve pas parfaites !
Avais-tu déjà contacté Roy par le passé, peut-être pour le faire chanter sur un album d’AYREON ?
Oui, je lui avais proposé d’apparaître sur « 01011001 » (2008), mais il m’avait dit qu’il serait trop occupé avec KAMELOT. Il ne me restait que deux semaines pour trouver un remplaçant, et c’est là que j’ai réussi à engager Daniel Gildenlöw (NDLR : chanteur de PAIN OF SALVATION). Alors en route pour les enregistrements en Suède, j’ai reçu un message de Roy m’annonçant qu’il était finalement disponible… (Rires) On est donc passé à ça de collaborer, mais c’est désormais chose faite, et j’en suis très content.
Ce morceau convient parfaitement à son chant, d’ailleurs.
En effet, même s’il avait dit oui avant même de l’écouter ! J’ai tenu à lui préciser que je souhaitais mettre en avant son registre grave, que j’aime beaucoup. De nombreux interprètes peuvent monter très haut, surtout dans le metal, mais rares sont ceux qui peuvent chanter avec ce type de timbre chaleureux.
(Retrouvez une version inédite rassemblant les deux chanteurs ci-dessous : )
Steve Vai, qui intervient sur ce titre, a-t-il accepté facilement l’invitation ?
Aucun des guitaristes n’a été difficile à joindre ou à convaincre. En ce moment, tout le monde est chez soi et n’a pas de tournée prévue… En plus, ils connaissaient tous ma musique. Malgré tout, Steve Vai est énormément sollicité, il n’accepte que très rarement les collaborations, et c’est un grand perfectionniste. Je l’avais déjà contacté pour « Transitus » (2020) et il avait refusé, c’est pourquoi j’avais finalement fait appel à Joe Satriani. Cette fois, j’ai pensé que Lost Children of the Universe serait un titre sur lequel il pourrait véritablement briller. Je lui ai envoyé le morceau, et il a tout de suite eu l’air intrigué !
Malgré tout, il a mis bien quatre à cinq mois avant de me donner son retour, je commençais vraiment à m’inquiéter… Un beau matin, je vois un mail avec pour expéditeur « Steve Vai » – c’est toujours incroyable de recevoir un mail de la part d’un de ses héros. En objet, il avait écrit « TADAAAH » (Rires).
J’ai dû écouter son solo deux fois avant de comprendre ce qu’il se passait et me mettre à pleurer à chaudes larmes ! Des heures après, j’étais encore à fleur de peau. Quand ma copine est rentrée, je n’arrivais même pas à lui annoncer… (Rires) J’ai dû lui prendre la main, l’accompagner devant l’ordinateur et le lui faire écouter.
Le simple fait qu’un de tes guitaristes préférés prenne le temps de vraiment bosser dur pour arriver à la prise parfaite est juste incroyable.
As-tu pour habitude d’envoyer un exemple de mélodie pour les solos de guitare ou de claviers ?
Je ne me permettrais jamais d’imposer quoi que ce soit à un guitariste ou un claviériste dont je suis fan. Je leur laisse tout le loisir de se lâcher et ils peuvent faire ce qu’ils souhaitent.
Photo : Lori Linstruth
Tu as indiqué que la pandémie était l’une des raisons pour lesquelles on ne retrouve plus seulement les chanteurs habituels de STAR ONE. D’autres raisons t’ont-elles poussé à ne plus te cantonner à ces quatre-là ? Une envie de changement, peut-être ?
Pour les deux premiers albums, on entendait les quatre voix sur pratiquement tous les titres, et il y avait des interactions entre les personnages. Comme je le disais plus tôt, j’ai besoin de les guider en studio, ligne après ligne, afin d’obtenir un résultat optimal. Je ne voyais pas comment cela aurait pu fonctionner en travaillant à distance. La seule exception sur l’album, c’est Prescient, où on retrouve deux chanteurs qui se répondent.
Mais tu as raison, il y a aussi l’envie de rendre l’ensemble très éclectique. C’est probablement le plus diversifié à ce jour : « Space Metal » était orienté rock avec des mélodies accrocheuses, tandis que « Victims of the Modern Age » présentait un heavy metal beaucoup plus sombre. Pour « Revel in Time », c’es différent. C’est aussi parce que les films ayant inspiré les paroles n’ont rien à voir les uns avec les autres : on a des films très légers comme Une Journée sans Fin, L’Excellente Aventure de Bill et Ted, Retour vers le Futur… Et d’un autre côté, on a Donnie Darko ou Terminator, qui sont bien moins positifs !
Quels nouveaux talents as-tu découverts pour cet album ?
Je suis abonné à beaucoup de magazines, et je lis les chroniques d’albums avant d’aller écouter la musique sur Youtube. Je ne connaissais pas Brittney Slayes (NDLR : chanteuse d’UNLEASH THE ARCHERS) ou Brandon Yeagley (NDLR : chanteur de CROBOT). Ça me fait toujours peur d’inviter des artistes quand je ne sais pas ce qu’ils pensent de ma musique ! (Rires) Heureusement, tous les deux m’ont immédiatement répondu très positivement, en me disant qu’ils me connaissaient et adoraient mon travail.
C’est aussi la première fois que je travaille avec Jeff Scott Soto (NDLR : chanteur de SONS OF APOLLO et SOTO). J’avais vu une interview où le journaliste lui demandait pourquoi il n’avait toujours pas été approché pour AYREON. Ce à quoi il avait répondu : « Bonne question ! Je ne sais pas ce qu’il attend ?! » (Rires) Back from the Past lui allait comme un gant, je me suis donc empressé de le contacter pour cet album, et il n’a pas hésité à me redire : « Qu’est-ce qui t’a pris autant de temps ? » (Rires) On me demande souvent pourquoi je ne travaille pas avec tel ou tel chanteur : je tiens simplement à trouver le morceau qui aille à la voix en question.
Pochette par Jef Bertels
Il y a quelques mois, comme la tradition l’exige avant chacune de tes productions, tu as partagé de courts extraits vidéo pour tenter de nous faire deviner le lineup. L’un des tout derniers extraits était celui qui concernait Russell Allen. J’ai vu des réactions de fans sur internet qui n’ont pas caché leur soulagement : ils ne l’attendaient plus !
Oui, j’ai été vache sur ce coup-là, désolé ! (Rires)
Il faut dire que, suite à l’annulation de sa participation aux concerts à Tilburg (Pays-Bas) en 2017, vous n’aviez plus du tout collaboré, et je pense que les gens se demandaient si vous étiez toujours en contact, ou même en bons termes…
À cette époque, Russell a eu un accident de tourbus avec son groupe ADRENALINE MOB, qui a entraîné le décès d’un de leurs membres (NDLR : le bassiste David Zablidowsky). Cela l’a énormément affecté, et je pense qu’il a voulu se consacrer à sa famille et se retirer un temps de la musique. J’avais du mal à le joindre alors qu’il s’était déjà engagé pour les concerts. Très vite, je n’ai plus eu aucune nouvelle de sa part. Ce contretemps m’a vraiment fâché, mais je n’étais pas au courant de toute la situation.
Russell est quelqu’un de très sensible, il ne faut pas se fier à l’assurance et la puissance qu’il dégage sur scène (Rires). Il a traversé des épreuves douloureuses. Après coup, j’ai réalisé tout cela, encore plus quand j’ai visionné la vidéo qu’il avait faite pour annoncer sa participation. On voit qu’il se soucie sincèrement de moi et de ma musique.
Dans ce message-vidéo, Russell insinue également qu’il serait ravi de partir en tournée, comme cela avait été le cas en 2003, après la sortie de « Space Metal ». Même si tu as toujours dit qu’une tournée serait impossible à l’avenir, quel que soit le projet concerné, peut-on oser rêver qu’un concert spécial aura lieu bientôt ? D’autant que le premier album fête ses 20 ans cette année…
On avait prévu de refaire des concerts pour AYREON en septembre 2021, toujours au 013 de Tilburg. C’est un peu devenu la tradition de prévoir ça tous les deux ans. Il était entendu qu’on se concentre sur un album d’AYREON. Hélas, on a dû reporter… Comme une telle production prend une année entière à préparer, on ne relancera la machine que lorsqu’on sera sûrs à 100% de la situation. Donc à priori, les prochaines performances auront lieu en septembre 2023.
Revenons sur « Revel in Time » : parmi les interprètes, y’en avait-il qui s’avéraient être fans d’un film ayant inspiré les paroles ?
Brittney est super fan de Terminator, c’est même un de ses films favoris ! Cela ne rend la performance que plus convaincante sur Fate of Man. Au contraire, pour Bridge of Life, Damian n’avait jamais vu Fréquence Interdite, et au final, il a vraiment adoré. En plus, le film parle d’un pompier, métier que Damian a toujours voulu exercer (Rires).
Les paroles de Prescient ont été écrites par Mike Mills (NDLR : chanteur de TOEHIDER). Au départ, je lui ai demandé s’il y avait un film au sujet de la manipulation du temps qu’il appréciait particulièrement. Il a tout de suite opté pour Primer, qu’il adore et qu’il a vu des dizaines de fois. C’est un film très complexe, mais qui a bénéficié d’un budget ridicule, 10 000 $ je crois… (Rires). Mike a produit un travail incroyable sur les paroles. Je n’aurais jamais pu écrire de cette manière, et je savais qu’il serait meilleur que moi sur ce coup.
C’est d’ailleurs le cinquième album d’affilée auquel il prend part, si on compte THE GENTLE STORM en 2014, pour lequel il joue du bouzouki irlandais. Peut-on le considérer comme un de tes acolytes réguliers, un peu à la manière d’Ed Warby à la batterie ?
J’ai toujours dit, et ce depuis sa participation à « The Theory of Everything » (2013), qu’il serait impliqué dans tous mes projets. Il a aussi fait les concerts de « The Theater Equation » (2015) et d’ « Ayreon Universe » (2017), donc c’est même notre septième collaboration ! Mike fait vraiment partie de mes héros musicaux.
As-tu été inspiré par les films en eux-mêmes au moment de la composition ?
Non, dans la mesure où j’écris toujours la musique en premier et les paroles ensuite, même si je songeais déjà à écrire le titre Revel in Time sur L’Excellente Aventure de Bill et Ted. Et je savais aussi que ça serait Brandon au chant : Il est hilarant, et il sait très bien allier la puissance à l’humour. Sans compter qu’on a le même humour débile, lui et moi ! (Rires) Au passage, je te conseille le titre Low Life par CROBOT, son groupe, qui vient de Pennsylvanie.
D’ailleurs, peux-tu nous parler de la production du clip de Revel in Time, pour lequel tu as lancé des auditions en amont, en Pennsylvanie justement ?
Le clip est super drôle et kitsch, j’adore ! (Rires) Tous les personnages historiques comme Beethoven et Napoléon sont interprétés par des fans, et je trouve leur jeu excellent. J’avais les larmes aux yeux quand j’ai vu le résultat final. On a vraiment passé un bon moment sur le tournage.
Au final, les clips et les singles ne pouvaient pas être plus différents les uns des autres.
Dans Today is Yesterday, qui parle du film Une Journée sans Fin et dont tu es l’interprète sur le CD 2, tu mentionnes un certain Billy, faisant ainsi référence à Bill Murray et non pas à son personnage Phil. Quelle en est la raison ?
C’était en quelque sorte un hommage. C’est un acteur tellement génial et drôle, je suis fan de lui depuis SOS Fantômes. En plus de cela, « poor, poor Billy has a bad day » sonnait bien mieux… (Rires)
Parmi tous les films abordés dans les paroles de « Revel in Time », lequel recommanderais-tu sans hésitation ?
Donnie Darko, notamment grâce à la performance de Jake Gyllenhaal. C’est un acteur qui a beaucoup de charisme, et j’aime tous ses films. D’ailleurs, il joue aussi dans Source Code, qui a inspiré le titre A Hand on the Clock. Mais je trouve Donnie Darko encore supérieur : on ne sait pas ce qui se passe, c’est très énigmatique, et on ressort de là avec tout un tas de questions, même s’il apporte quelques éléments de réponse… Chacun a sa théorie, et c’est ce qui me plaît. Malheureusement, le film est sorti juste après les attentats du 11 septembre, et je pense qu’il n’a pas bénéficié du succès qu’il aurait dû avoir…
Transitus
Ma dernière question porte sur « Transitus », le dernier AYREON. Avec le recul, y-a-t’il des choses que tu aurais souhaité faire différemment ?
Tout à fait : pour commencer, je n’aurais jamais dû le sortir en tant qu’album d’AYREON. C’était censé être la bande originale d’un film, et ce n’était ni du metal, ni du prog’.
De plus, quand je me suis replongé dans le comics et que j’ai revu tous ces personnages qui meurent dans des incendies, je me suis dit que c’était un peu « too much »… (Rires). J’y suis allé un peu fort à ce niveau.
Je réalise qu’il va être difficile d’en faire un film. Mais je n’ai pas complètement perdu espoir : nous avons presque réunis la somme nécessaire pour le produire, qui est de 2 millions d’euros.
Ceci dit, les retours n’ayant pas été très positifs à la sortie, j’ai un peu perdu la motivation… Je suis ouvert aux idées que le réalisateur pourra apporter. C’est ce qu’a fait Pete Townshend avec l’album des WHO, donc je n’écarte pas la possibilité d’une réadaptation.
Photo : Lori Linstruth