Depuis 2010, les Français d’ABDUCTION apportent leur pierre à l’édifice au moyen d’un black metal mélancolique recherché et de textes qui, en plus d’être entièrement écrits dans notre langue, vont chercher plus loin que ce dont on a l’habitude en allant, notamment, puiser dans l’Histoire de France.
Forts de trois productions, la formation consacre sa dernière oeuvre « Jehanne » (à paraître le 29 avril) au personnage de Jeanne d’Arc : chaque titre évoque une ville que l’héroïque « Pucelle » a traversée, et conte ainsi son Histoire jusqu’à sa fin tragique. L’occasion d’en apprendre davantage sur cette vie fascinante, au-delà des nombreuses adaptations cinématographiques pas toujours très pertinentes (… Luc, si tu nous lis) !
C’est donc un échange fort passionnant que nous avons eu avec le non moins passionné Guillaume Fleury, guitariste, compositeur et créateur d’ABDUCTION, à l’occasion de la sortie prochaine de ce troisième album…
Le côté très conteur et historique d’ABDUCTION vient-il de vos parcours éducatifs respectifs ?
Guillaume – Pour l’aspect « conteur », il vient de Mathieu Taverne, notre bassiste, qui écrit tous les textes. Il a fait des études d’Histoire, en plus d’être passionné de littérature. On a également une passion en commun pour les auteurs du XIXe siècle, en particulier les historiens : ils avaient une façon de présenter leurs recherches scientifiques de manière très littéraire, presque poétique, ce qui ne se fait plus du tout à l’heure actuelle. Je trouve ça dommage, car les choses ont l’air moins intéressantes… Même les meilleurs historiens du XXe siècle tel que Jean-Christian Petitfils ont une façon très froide et scolaire d’expliquer les choses.
Qui a eu l’idée de faire un concept album consacré à Jeanne d’Arc ?
Elle vient de moi : c’est le personnage historique qui me passionne le plus, et ce depuis mon enfance. Mais on partage cette passion avec Mathieu, donc je n’ai eu aucun mal à le convaincre, ça l’a même tout de suite motivé !
Qu’est-ce qui, dans ton enfance, t’a fait avoir le coup de cœur ?
Cette passion pour l’Histoire m’a été transmise par mes parents, en particulier mon père. Jeanne d’Arc apparaissait dans de nombreux livres de vulgarisation pour enfants. On peut comparer sa vie à un véritable roman épique ou fantastique, et le mysticisme autour accroche beaucoup plus l’imaginaire que pour d’autres figures historiques. Quand tu es gamin, c’est magique !
En plus, mes parents m’emmenaient beaucoup visiter des musées, des châteaux… Ils me montraient des films historiques, m’achetaient des livres sur ces sujets-là… Souvent, quand tu es petit, tu es fasciné par les châteaux forts, les chevaliers… Ça vient naturellement. Donc j’ai toujours baigné là-dedans.
Et quand tu approfondis les recherches à l’âge adulte et que tu vois que tout cela est avéré, c’est encore plus fascinant.

D’ailleurs, dans le livre qui accompagne certaines éditions de « Jehanne » et qui inclut les paroles, en plus d’explications détaillées, vous semblez dire que vous vous êtes rendus sur les lieux-clés de sa vie…
Oui, j’y ai déjà fait plusieurs pèlerinages, notamment à Domrémy et Orléans. C’est pour ça que la plupart des morceaux fait référence à la devise d’une ville. Les autres membres s’y intéressent aussi, du fait d’avoir travaillé sur l’album, donc il est prévu qu’on y retourne tous ensemble.
La dernière fois que je suis allé à Domrémy et Vaucouleurs, à l’automne dernier, j’en ai profité pour ramasser des choses qu’on a rajoutées dans les coffrets collector. Il y a vraiment une ambiance mystique, là-bas ! On y retrouve le bois chenu – là où tout a commencé, ou encore la porte de France, le point de départ de l’épopée johannique dont on parle dans le premier morceau. Pas mal de choses ont été préservées et entretenues, comme le fameux arbre qui a plus de 600 ans et qui est classé au patrimoine historique… Ils en sont très fiers, là-bas, et il y a vraiment de belles choses à voir !
Le tourisme n’a donc pas altéré l’authenticité de ces endroits ?
Non, et en discutant avec une habitante, elle m’a appris que la fréquentation n’a jamais été aussi basse ! Ça n’intéresse plus beaucoup de monde… (Rires) Il y a encore soixante ans, c’était très prisé, et peut-être que c’était un peu Disneyland à l’époque, mais ce n’est plus le cas.
Donc même le cinéma à gros budget n’a pas réussi à maintenir la popularité de Jeanne d’Arc…
Pour tout dire, le seul « blockbuster » récent, c’est le film de Luc Besson, qui est abominable… Après avoir vu ça, je peux comprendre qu’on n’ait pas très envie de se pencher sur la question ! (Rires) Sinon, on a le film de Victor Fleming avec Ingrid Bergman qui a été fait en 1948, et qui était la grosse production hollywoodienne de l’époque. Mais c’est la vision américaine de Jeanne d’Arc, avec beaucoup d’emphase, des décors carton-pâte, et peu de fond historique !
Pour moi, le meilleur film sur le sujet est celui de 1994 par Jacques Rivette et avec Sandrine Bonnaire, l’actrice ayant à mon sens le mieux incarné le personnage. Historiquement, c’est très rigoureux, d’autant qu’il a été secondé par Régine Pernoud, une spécialiste de Jeanne d’Arc. Malheureusement, ce film souffre d’un manque de moyens colossal ! Il aurait donc fallu quelqu’un avec ce regard intelligent, mais avec le budget de Luc Besson…

L’église qui a servi de décor pour les nouvelles photos promo est-elle directement liée à l’histoire de Jeanne d’Arc ?
En fait, il y a deux églises : pour les photos en intérieur, il s’agit bien d’une église où elle est passée. En revanche, pour les photos en extérieur, c’est une autre église près de Provins, en Seine-et-Marne, et même s’il n’est pas impossible qu’elle y soit venue, rien ne l’indique avec certitude. On l’a surtout choisie parce qu’elle est très belle !
Tu mentionnes Provins, une ville ayant conservé une bonne partie de son architecture médiévale. Le fait de vivre dans un tel environnement a-t-il influencé vos albums ?
Le département de Seine-et-Marne est le lieu en Île-de-France où on trouve le plus de vestiges de châteaux et de monuments historiques. Ça a donc pu avoir un impact, sachant que, dans le groupe, on vient tous d’endroits différents : notre bassiste vient de Rouen, notre chanteur vient d’Avignon, et notre batteur vient de Rennes ! En même temps, on trouve du patrimoine partout en France…
Pourquoi avoir choisi l’Histoire comme sujet principal dans ABDUCTION plutôt que de partir sur des paroles strictement personnelles, comme c’est le cas chez beaucoup de groupes ?
En fait, nos textes sont personnels à un certain degré. On y met des choses qui nous parlent personnellement, mais cela n’est pas perceptible par un auditeur qui ne nous connait pas.
Dans tous les cas, on parle d’Histoire avec une vision qui est la nôtre. Ce serait intéressant de confronter notre point de vue avec d’autres passionnés de Jeanne d’Arc qui ne sont pas forcément d’accord avec tout ce qu’on dit, même si on a essayé de ne pas partir dans une image fantasmée. Il y a des passionnés qui pensent que c’était un homme, par exemple ! Néanmoins, en étant rigoureux dans ses recherches, il y a une vision cohérente qui est confirmée par tous les historiens sérieux.
Le fait de chanter en français et d’avoir deux membres dans le groupe passionnés d’Histoire nous a donc mené à ce domaine de manière très logique. On a commencé à faire de la musique, à écrire des textes qui ne parlaient pas d’Histoire, puis petit à petit, ça a dérivé vers cela.
Ceci dit, dans les albums précédents, même si on fait référence à d’autres figures historiques, on aborde aussi la nostalgie, le temps qui passe, le rapport à la mort, le sens de l’existence…
Penses-tu que le black metal soit le style idéal pour ce thème ?
On a commencé à faire du black parce que c’était le style qu’on préférait jouer. Mais avec le chant français et le fait de parler de l’Histoire de France, je pense que c’est effectivement le style qui s’y prête le mieux, surtout quand tu parles de batailles ou d’épopées, comme c’est le cas sur « Jehanne ». Ça sera plus adéquat que, disons, du power metal, même s’il existe des groupes de power qui ont traité le sujet ! Je suis allé écouter, par curiosité, et j’ai trouvé ça extrêmement kitsch… (Rires) En plus, c’était chanté en anglais, et même si je ne dis pas qu’on a une légitimité supplémentaire du fait d’être français, c’est quand même notre Histoire à nous, et on vit dans les lieux où ça s’est passé. Donc, je pense qu’on gagne en authenticité par rapport à ça.
Comment est déterminé la répartition chant clair / grunts, dans la mesure où le premier n’apparaît pas uniquement sur les moments calmes et le second, sur les passages plus violents ?
En premier lieu, c’est moi qui écris les lignes de chant. Je suis aussi en charge de toutes les structures et les guitares, suite à quoi, Mathieu fait ses parties de basse, et Morgan (Velly) travaille sur sa batterie en parallèle. Ses arrangements batterie vont un peu modifier mes parties de guitare, et il est même arrivé que les lignes de basse de Mathieu, qui ont tendance à être très mélodiques et indépendantes des guitares, m’inspirent des lignes de chant ! Sur cet album, on a donc de belles lignes de chant très accrocheuses qui ont été composées grâce à la basse.
François (Blanc) étant le chanteur et devant s’approprier les morceaux, il fait aussi des suggestions quand il pense qu’on peut faire mieux, ou quand je bute sur quelque chose. On a profité du fait qu’on avait du temps cette fois-ci pour vraiment collaborer à ce niveau : il venait chez moi, je faisais des propositions, il faisait des contre-propositions, on en discutait ensemble… Je pense que c’est la meilleure façon de travailler afin que chacun s’approprie la musique.
En ce qui concerne la répartition chant clair / grunts, c’est au feeling. C’est le cas pour la musique aussi. Il n’y a pas de plan ou de calcul au préalable. Évidemment, le texte va diriger le choix : si on a une partie tempétueuse et guerrière, on aura tendance à partir sur du grunt, mais dans l’ensemble, c’est beaucoup l’instinct qui nous dirige, et c’est toujours très impromptu.
Pour revenir au coffret collector, que vous avez écoulé quelques minutes seulement après l’ouverture des pré-commandes, comment s’est déroulé la conception, et comment avez-vous choisi les différents « goodies » ?
On était vraiment très satisfaits de l’album, et comme on y a travaillé à fond, on s’est dits qu’il fallait le pousser encore plus loin, car c’est aussi là tout l’intérêt d’un concept album.
Quand on compose la musique, Mathieu écrit déjà ses textes et décide de quoi va parler chaque morceau. Ce n’est qu’après que nous reprenons les textes tous les deux pour l’adapter à la musique. Du coup, on se retrouve avec énormément de « chutes » qui ne finissent pas dans les morceaux. C’est pour ça qu’on a eu l’idée du livre où on mettrait nos textes et où on développerait le concept : de cette façon, les adeptes prennent connaissance de notre vision, et ceux qui sont moins familiarisés avec le sujet peuvent mieux comprendre les références. En plus, quand on suit le livre en écoutant les morceaux, ça rend tout de suite le truc plus vivant !
On souhaitait présenter ça dans une belle édition pour faire plaisir aux gens qui nous suivent et avoir le sentiment qu’on était allés au bout du concept. En réfléchissant, je me suis dit : « Autant y aller à fond et préparer un vrai coffret en bois ! », toujours dans une démarche historique et nostalgique. On a trouvé un artisan qui travaille des coffrets en chêne : on lui a simplement dit ce qu’on comptait mettre dedans, comme les enveloppes cachetées, les feuilles d’arbre et les morceaux d’écorce, et il a fait les coffrets sur mesure.
On a aussi produit des choses nous-mêmes, comme les dessins de blason, les textes explicatifs…
Ce n’était pas trop compliqué de mettre ça en place ?
Ça a pris énormément de temps, probablement six ou sept mois ! C’est de loin l’album sur lequel on a le plus travaillé, environ un an et demi presque tous les jours… (Rires)
On a été agréablement surpris du succès que le coffret a eu. On l’a vendu au prix qu’il nous a coûté, donc on ne gagne pas d’argent dessus, mais au moins on n’en perd pas. On s’était dit qu’il ne fallait pas rêver, qu’on n’était pas un gros groupe, et que forcément, la majorité des gens trouveraient ça trop cher… On savait qu’on allait en fabriquer une petite quantité, et qu’au mieux, ça s’écoulerait dans le temps… Mais tout est parti en quelques minutes ! (Rires) Il y a même des gens qui m’ont écrit pour me demander si on allait en refaire.
À côté de ça, tous les « bundles » contenant le CD et le livre sont partis aussi ! On pensait que des gens allaient trouver le livre prétentieux ou inintéressant… Il ne reste plus que l’édition normale de disponible.

Peux-tu dire un mot sur ta participation il y a plusieurs années au groupe CRYSTAL WALL, qui apparaît dans ton « CV » sur le site Metal Archives ?
C’est le tout premier groupe dans lequel j’étais avec des amis de lycée, dont Olivier d’Aries, actuellement dans THINK OF A NEW KIND ! On s’est lancé dans le metal ensemble, et on a fait nos armes dans ce groupe qui évoluait dans le power prog. J’y ai fait très peu de choses, mis à part jouer sur deux ou trois reprises, et je n’y suis pas resté longtemps. J’étais aux claviers, mais je n’étais pas particulièrement à l’aise avec l’instrument. J’ai une formation au piano, mais je suis beaucoup plus à l’aise à la guitare.
En revanche, c’est avec Guillaume Roquette, le guitariste, que j’ai formé ABDUCTION par la suite, car on avait un intérêt commun pour le black metal.
En plus d’être musicien, tu es journaliste pour le magazine Rock Hard. En tant que professionnel, comment vis-tu le fait de « passer de l’autre côté » et de lire les critiques de vos albums ?
Il y a plusieurs niveaux à cela. Ce qui est amusant, quand on a sorti notre première démo en 2010, c’est qu’on a eu de très bons retours, mis à part deux ou trois chroniques assassines, dont une qui disait « C’est de la pure merde ! ». À l’époque, je venais tout juste d’intégrer l’équipe de Rock Hard. Ça m’avait atteint, et je n’avais pas du tout apprécié le fait que ce ne soit pas argumenté. Je pense que je n’avais pas encore suffisamment confiance en ce qu’on faisait…
À la sortie du premier album en 2016, on a également eu de bons retours, ainsi que des critiques négatives, mais bien plus justifiées. Du coup, ça te titille, parce que tu te dis que tu aurais pu faire mieux telle ou telle chose.
Là où je suis très content, c’est que depuis le deuxième album, on a réussi à concrétiser ce qu’on avait en tête depuis le début et à corriger ce qui ne nous plaisait pas. En plus, avec « Jehanne », on a vraiment travaillé très dur tous les quatre pour cet album ! Le thème nous a vraiment motivés.
Depuis, je vis nettement mieux les critiques, au point que j’en suis presque détaché ! C’est aussi le cas pour les autres dans le groupe. Si tu as totalement confiance en ce que tu as fait, que tu as donné le meilleur et que tu es fier de ton travail, tu deviens imperméable à la critique. (Rires) Au contraire, quand tu sais qu’il y a des choses perfectibles, ça t’atteint plus. J’aime toujours beaucoup notre premier album, mais il y a des choses que je referais au niveau de la production, de la structure…
Maintenant, en tant que journaliste, je pense que ça me permet de mieux comprendre certaines réactions de musiciens que je rencontre en interview, et les raisons pour lesquelles ils peuvent s’offusquer sur certaines de mes remarques, ou à l’inverse, lorsqu’ils sont soulagés quand je leur fais des compliments.
Au final, penses-tu que le fait d’être musicien fait de toi un meilleur critique ?
Je pense que ça a forcément un impact sur la manière dont tu vas appréhender ton travail de journaliste, puisque tu comprends mieux ce que le groupe en face de toi traverse. Tu sais ce que c’est que de jouer d’un instrument, d’écrire un morceau, et à quel point c’est compliqué. Ceci dit, il n’est pas nécessaire de jouer de la musique pour en parler. Ça reste un ressenti, et c’est complètement subjectif !

Toi aussi, fais comme ABDUCTION : reste chez toi, et lis !
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Photos : Pauline Royo